XII
Les hôtels de Badhapur ne payaient pas de mine, et ils dataient tous au moins de l'époque victorienne. Celui que les trois amis choisirent leur semblait un peu moins sale et plus confortable que les autres, ce qui motiva leur choix. Quand, ce midi-là, ils furent attablés dans la salle à manger vétuste, où un grand punka, mû encore par des bras humains, essayait en vain d'entretenir un peu de fraîcheur, tout naturellement la conversation s'aiguilla sur le Maharajah. Ce fut Sandrah qui observa :
— Zoar Khan se fait des illusions sur l'excellence de sa police privée. Logiquement, celle-ci aurait dû réussir à percer le mystère pesant sur le grand maître des Frères de Vichnou.
— En effet, reconnut Bob. Tout compte fait, ce grand maître est l'ennemi du Maharajah.
— Peut-être, après tout, glissa Ballantine, Zoar Khan sous-estime-t-il réellement les Frères de Vichnou, comme il nous l'a laissé entendre.
— Peut-être, murmura Morane, le front soucieux. Peut-être…
Il releva la tête vers Miss Clark, pour lui demander directement :
— Pourriez-vous me dire, Sandrah, pour quelle raison le Maharajah a vendu ses joyaux à la maison londonienne dont vous êtes la déléguée ?
— Je n'ai pas assisté personnellement aux transactions, répondit la jeune fille. J'ai entendu dire seulement que Khan avait besoin d'argent et que, pour cela, il lui fallait réaliser une partie de son trésor.
— Bizarre, fit Bob. Avez-vous vu le luxe dans lequel il vit ? Vraiment, pour quelqu'un privé de ressources…
— Il peut avoir jeté l'argent par les fenêtres et se trouver provisoirement gêné, suggéra Bill Ballantine. S'il était si riche, il ne porterait pas un vulgaire bouchon de carafe à son turban. Une pierre de pareille taille ne peut être que du toc.
— Vous vous trompez, Bill, dit vivement Sandrah. Ce diamant est une authentique merveille. Il ne doit pas y en avoir beaucoup de semblables dans le monde.
Bill paraissait interloqué.
— Il vaudrait tant que ça ? interrogea-t-il d'un ton sceptique.
— Plus que vous ne le pensez sans doute, Bill. À première vue, il doit peser dans les 40 carats. Le Hope qui pèse, lui, 45 carats et demi et fut volé, dit-on, au front d'une idole de Rama, dans un temple birman, est évalué à un million de dollars.
— Et les bijoux que le Maharajah a cédés aux joailliers de Londres, combien valaient-ils ? questionna Bob.
— À peu près la même somme : un million de dollars.
— C'est tout de même étrange, fit rêveusement Bob Morane, que ce prince risque son trône en se défaisant du Soleil de Vichnou, alors qu'il lui suffisait, pour redorer son blason, de vendre le diamant qu'il porte à son turban. Le remplacer par un caillou plus modeste ne lui aurait pas fait tellement de mal… Vous êtes sûre, Sandrah, qu'il s'agissait d'un vrai diamant ?
— Absolument… Je m'y connais et une imitation ne m'aurait pas trompée, même vue à plusieurs mètres.
Une soudaine inquiétude sembla s'emparer de la jeune fille. Elle se pencha vers Morane et posa une main sur la sienne.
— Bob, nous retrouverons les joyaux n'est-ce pas ?
Il eut un hochement de tête affirmatif.
— Je n'ai jamais abandonné une aventure avant de l'avoir menée à bien, assura-t-il. Soyez tranquille, petite fille, je retrouverai les bijoux, et Bill et vous m'y aiderez.
— À vrai dire, Bob Morane se demandait comment il allait s'y prendre. Il n'avait pas le moindre indice lui permettant de se lancer sur la piste de Helbra. Il y avait tout juste les affirmations du Frère de Vichnou que Bill avait fait parler, et l'homme pouvait avoir menti. Helbra pouvait se trouver à Badhapur, ce qui était probable, mais également être ailleurs.
— « Peut-être aurais-je mieux fait de confier l'enquête à la police », songea Bob. À vrai dire, en repassant par Calcutta, la veille, avant de prendre le chemin de Badhapur, il avait tenté de se mettre en rapport avec Sheela Khan, mais celui-ci n'était pas encore rentré de son périple aux frontières du Sikkim, et tout ce que Bob avait pu faire, c'avait été de lui laisser un pli urgent, dans lequel il lui expliquait rapidement toute l'affaire et le mettait au courant de son départ pour Badhapur.
Le déjeuner, qui était détestable – la viande trop cuite et les légumes douteux –, fut expédié sans trop de formalités. Chacun passa ensuite dans sa chambre afin d'y faire une indispensable sieste. Mais Morane s'était à peine allongé sur son lit qu'une pierre, lancée avec force du dehors, passa par la fenêtre ouverte et vint rebondir sur le tapis pelé.
Rapidement, Bob bondit sur ses pieds et courut à la croisée mais, dans le petit jardin surchauffé d'où montait l'odeur entêtante des canneliers, tout était figé et immobile.
— J'ai peut-être été rapide, murmura le Français, mais mon lanceur de caillou l'a été plus que moi encore.
Il ramassa la pierre et déplia le papier qui l'entourait. Il le défroissa et lut : Si vous voulez des détails sur le Soleil de Vichnou, soyez aujourd'hui, à minuit, au temple de Kali.
Sans se risquer à commenter cet étrange rendez-vous, Bob glissa le message dans son portefeuille, puis il s'étendit à nouveau sur sa couche en s'efforçant de ne penser à rien, et surtout pas aux Frères de Vichnou.
Vers quatre heures, il se réveilla, se doucha et redescendit dans la salle du restaurant, où il retrouva ses amis autour d'une tasse de thé. Rapidement, il les mit au courant du dernier événement.
La réaction de Ballantine fut bien telle qu'il l'attendait. Le géant haussa ses lourdes épaules et conclut d'une voix rauque :
— Ces gens-là sont vraiment naïfs, pour croire… C'est un piège, commandant… N'y allez pas…
— Merci du conseil, mon vieux Bill, fit Morane en riant. Ça sent en effet le traquenard à cent lieues. Sois rassuré : ces messieurs ne me verront pas.
— C'est peut-être un piège, intervint Sandrah, mais c'est également la seule chance que nous ayons de trouver la piste de Helbra et – qui sait ? – de trouver un allié en la personne de l'homme qui a lancé ou fait lancer le message… Puisque je suis responsable de la perte des joyaux, c'est moi qui irai cette nuit au temple de Kali.
Après avoir vainement tenté de dissuader la courageuse jeune fille, Bob Morane devait se rendre compte qu'elle n'en ferait qu'à sa tête. Pour couper court à toute discussion, il décréta :
— Vous avez gagné, Sandrah. Quelqu'un ira ce soir au temple de Kali, mais ce sera moi. Ne vous ai-je pas dit tantôt que je n'abandonnais jamais une aventure avant de l'avoir menée à bien ?… Je serai armé et Bill, armé également, me suivra à un quart d'heure… Nous verrons bien ce que ces messieurs ont dans le ventre… Les Indiens assurent que celui qui reste seul jusqu'à l'aurore dans un temple de Kali devient aussi sage que Brahma lui-même, ou qu'il est retrouvé fou le lendemain matin… Je veux risquer de devenir sage. Et peu importe si Kali est la déesse de la mort !
*
Le temple de Kali se dressait, un peu hors de la ville, au centre d'une plaine déserte, entourée de collines basses. Pour ne pas se faire trop facilement repérer, Morane avait laissé la voiture à l'hôtel et s'était avancé à pied, marchant avec précaution, attentif à tous les bruits suspects. Il avait emporté deux automatiques, l'un glissé dans sa ceinture, l'autre enfoui dans une des poches de sa veste, et cela contribuait à lui donner de la contenance.
Il fallut environ une heure à Morane pour atteindre le perron permettant d'accéder à la porte du sanctuaire lui-même. Il jeta un rapide coup d'œil au cadran lumineux de sa montre-bracelet, et il se rendit compte qu'il était exactement minuit moins cinq. Il sourit, heureux de constater qu'il avait parfaitement évalué le temps nécessaire à sa petite promenade nocturne.
Lentement, Morane gravit les degrés et atteignit la porte monumentale qui, sous une simple poussée, tourna sans bruit sur ses gonds.
Quelques pas, et Bob se trouva sous le goporam, large tour pyramidale qui servait un peu de vestibule à l'édifice.
Avançant à pas feutrés, le Français longea des couloirs ténébreux, d'où jaillissaient des masques de démons grimaçants, de dieux biscornus et d'animaux funambulesques, véritables cauchemars sculptés dans la pierre. Désagréablement impressionné par ces monstres pétrifiés qui, dans la pénombre, tendaient vers lui leurs bras griffus, Bob tâta machinalement la crosse de l'arme passée dans sa ceinture, et cela lui rendit une fois encore une partie de son assurance.
Finalement, il devait atteindre une petite salle, de dix mètres sur dix environ, où régnait une assez vive clarté produite par des torches fichées dans des anneaux de fer scellés aux parois. Mais ce fut la statue qui, aussitôt, attira l'attention de Morane. Elle était gigantesque – 4 à 5 mètres de haut – et dressait son corps d'un bleu sombre contre la muraille du fond. Une longue chevelure noire tombait en torsades sur ses épaules et une ceinture faite de crânes humains enserrait sa taille, tandis que son cou s'ornait d'un collier de têtes fraîchement coupées, dont le sang coulait jusqu'à ses genoux. Sa langue, très rouge, immense, pendait hors de sa bouche barbelée de dents acérées. Telle était l'effigie de Kali, femme de Siva et déesse de la destruction et de la mort.
Très loin dans le temple, un gong résonna lugubrement, à plusieurs reprises. Tous ses sens en éveil, Bob demeurait immobile, comme fasciné par la terrifiante statue de Kali et par le silence impressionnant régnant dans ce sanctuaire qu'il devinait plein de présences hostiles et mystérieuses…
Et, tout à coup, ce silence fut rompu par le son d'une voix grave qui semblait issue de la statue elle-même et qui disait :
— Approche, étranger… C'est la déesse Kali qui te parle… La déesse Kali aux quatre bras. Dans ses deux mains gauches, elle tient un crâne sanglant et un sabre aiguisé : c'est la mort. Mais ses deux bras droits ébauchent des gestes rassurants, par lesquels la déesse promet sa protection à ceux qui l'honorent : c'est la vie…
— Regarde ses trois yeux. Celui au milieu du front, orné d'un rubis, indique la connaissance et la sagesse. Oserais-tu, étranger, choisir entre cette sagesse et la mort ?
La voix se tut un instant, pour reprendre ensuite :
— Approche de la déesse et connais la vérité…
En dépit d'une résistance nerveuse à toute épreuve, Bob Morane n'avait pu s'empêcher de sursauter en s'entendant ainsi apostrophé par l'idole. Certes, il s'agissait là d'une mise en scène, il ne l'ignorait pas ; pourtant, il ne pouvait s'empêcher de se sentir impressionné. Redoutant un piège, il demeurait à distance respectueuse de la statue, sans pouvoir se résoudre à avancer ou à reculer.
— Approche, étranger, et connais la vérité, fit encore la voix.
Bob se décida soudain. Tirant l'automatique passé dans sa ceinture, il marcha à pas comptés vers l'idole, prêt à faire feu à la moindre alerte. Il avait presque atteint le pied de la statue, quand un bruit de déclic attira son attention. Un glissement de pierre contre pierre succéda presque aussitôt…
Et, brusquement, Morane comprit. Il voulut se rejeter en arrière, mais trop tard. Un trou béant venait de s'ouvrir sous ses pieds, et il se sentit aspiré vers le bas, comme sous l'effet d'une gigantesque succion…